Travail à horaire décalé et augmentation des risques de cancer

Une étude de l'Agence Internationale de Recherche sur la Cancer de Lyon (IARC), publiée en décembre 2007, est arrivée à la conclusion que le travail posté devait être classé dans le groupe 2A ("probablement cancérogène pour l'homme") du fait de son action de dérèglement de l'horloge interne. De nombreux chercheurs étudient actuellement les effets de l'altération du rythme circadien sur la santé. Voici un état de la question présenté le 7 mai dernier lors d’une conférence sur le thème par le Dr Francis Levi, directeur de l’unité de recherche sur les rythmes biologiques et cancers au CNRS à Paris (1).
Rythme circadien
Tous les êtres vivants sont soumis à des rythmes biologiques, c'est-à-dire à des phénomènes biologiques qui se répètent à intervalles réguliers dans le temps. Ce rythme est dit circadien quand la période avoisine les 24 heures. Chez l'homme, l'alternance veille-sommeil, la température corporelle, la prise des repas, entre autres, obéissent à un rythme circadien. Parmi les nombreux schémas de rotation des postes, ceux qui comprennent un travail de nuit présentent le plus de risques de disruption de l’horloge circadienne. Pourquoi?

Diversité et interaction des rythmes
Le système circadien fait partie d'un ensemble de rythmes qui gèrent la vie de l'être humain. Ces rythmes s’échelonnent entre 0,01 seconde (ou moins encore) et des périodes beaucoup plus longues, comme le rythme annuel. L'un de ces rythmes se révèle primordial dans l'étude du cancer: c'est le cycle de division cellulaire. En effet, parler de cancer, c'est parler de multiplication non contrôlée des cellules, d'altération de la capacité de la cellule à mourir ou à réparer l'ADN endommagé. Cette relation entre rythme circadien et cycle cellulaire est essentielle pour expliquer le lien entre le travail posté et l'augmentation des risques de cancer.

Horloges moléculaires
Le système circadien est un système complexe composé notamment du noyau suprachiasmatique. Ce noyau central gère plusieurs rythmes comme le rythme activité-repos, le rythme thermique, le rythme de la prise des repas et les rythmes hormonaux. En outre, toutes les cellules de notre organisme sont dotées d'horloges moléculaires circadiennes qui contrôlent notamment les étapes du cycle de division cellulaire. La coordination temporelle du métabolisme et de la prolifération des cellules sur 24 heures constitue la tâche principale du système circadien.

Disruption expérimentale
Si on altère le système circadien par un décalage horaire ou en lésant le noyau central, on constate des répercussions sur les horloges périphériques présentes notamment dans nos organes. Une expérience a été réalisée par l'Agence Internationale de Recherche sur la Cancer (IARC) sur des souris porteuses d'une tumeur cancérogène. Son objectif était d’approfondir les connaissances sur l'influence exercée par une disruption du système circadien sur la prolifération d'un cancer. L'expérience a permis de constater l’apparition d’anomalies au niveau du rythme d'activité-repos suite à une destruction du noyau suprachiasmatique ou à l’exposition à un décalage horaire chronique. En outre, l'expérience a mis en évidence des dysfonctionnements au niveau des horloges moléculaires périphériques qui gèrent notamment la multiplication des cellules, la réparation de l'ADN et le métabolisme des médicaments: les chercheurs ont observé une prolifération plus rapide du cancer existant chez les sujets soumis à un dérèglement du système circadien. Le modèle expérimental permet donc de conclure qu'une disruption du système circadien non seulement augmente le risque de cancers (spontanés ou chimioinduits) mais accélère aussi la croissance d'un cancer existant.

Données chez l’homme
Une étude effectuée entre 1976 et 1989 et portant sur 121.701 infirmières (dont 53.487 en travail posté) a révélé un risque relatif de cancer de l’endomètre de 1,47 chez les infirmières ayant effectué du travail posté (avec poste de nuit) durant plus de 20 ans. Si, en outre, le facteur "obésité" est également présent, le risque relatif est de 2,09. D’autres études épidémiologiques réalisées notamment au Japon et au Canada sur une population travaillant à horaire décalé ont mis en avant l'augmentation des risques de cancer du sein, du colon et de la prostate.

Vers la reconnaissance du cancer du sein comme maladie professionnelle?
La classification par l'OMS du travail posté dans le groupe 2 a incité le gouvernement danois à indemniser tout récemment (mars 2009) les femmes présentant un cancer du sein lié uniquement à l'exercice d'un travail posté prolongé. Quarante femmes assignées pendant plus de 20 ans au service de nuit ont pu bénéficier d'une indemnisation. Conséquence positive: le cancer du sein lié au travail posté est désormais reconnu (sous conditions) comme une maladie professionnelle.

Hypothèse de la mélatonine
Le schéma de sécrétion de la mélatonine connaît un pic nocturne. L'exposition à la lumière de sujets pendant la nuit freine la sécrétion de cette hormone et provoque une modification au moins temporaire de l'organisation circadienne. Les études portant sur la relation entre l'action de la mélatonine et le risque de cancer chez les travailleurs postés rencontrent des difficultés méthodologiques pour définir l’amplitude réelle du phénomène. Pourtant, plusieurs arguments plaident en faveur de l'hypothèse consistant à dire que l'obscurité favoriserait la production de mélatonine et son effet protecteur. En effet, des études ont montré une réduction du risque de cancer du sein chez les femmes aveugles et des chercheurs ont observé un risque de cancer du sein moins élevé chez les employés de Kodak qui travaillent 6 à 7 heures par jour dans l'obscurité.

Conclusion
Le travail posté provoque irrémédiablement une disruption circadienne qui est vraisemblablement cancérogène pour l'homme. Cancer du sein, de l’endomètre, du colon et de la prostate,… tant les femmes que les hommes semblent concernés. Une durée d’exposition de plus de 20 ans semble être déterminante. De nombreuses études se penchent actuellement sur le système circadien afin de mieux connaître son fonctionnement et le contrôle qu’il exerce sur le métabolisme, mais il existe vraisemblablement d'autres facteurs de susceptibilité individuelle (sexe, âge, degré de tolérance,...) qui entrent en ligne de compte.
En attendant le résultat des études en cours, le "Health and Safety Executive", l’institution publique britannique chargée de la santé et la sécurité au travail, invite les travailleurs et les entreprises à prendre au plus tôt des mesures de prévention sur base de facteurs de risques établis et contrôlables: surveillance du poids, consommation modérée de boisson et exercice physique régulier.
L'entreprise peut aussi rechercher des solutions adaptées pour limiter les conséquences négatives du travail posté sur la santé: la gestion des pauses, l'adaptation du sens de rotation des postes et l'influence de la luminosité sont assurément des pistes à creuser.


Source: Intervention du Dr Francis Levi, Directeur de recherche CNRS à Paris "Cancérogénicité du travail posté" à la conférence "Impacts du travail de nuit et des horaires atypiques" (Namur, 7 mai 2009)


Les textes de la conférence sont disponibles sur le site web des organisateurs du colloque (Société Scientifique de Santé au Travail), sous la rubrique "Activités de la SSST".


Basé sur un texte de S. Winnen
: PreventActua 11/2009